Mais non seulement l'artiste trouve aujourd'hui son rival dans le commissaire ; il ne détient en outre qu'illusoirement la capacité de définir ce qui fait art[1]. En réalité, ce qu'il "fait" ne diffère que par le sens qu'on lui donne, et les dispositifs qui s'y appliquent, de ce que faisaient les hommes de l'art à une époque où ce mot n'avait pas le sens qu'il a acquis par la suite, celui d'une activité propre, autonome, distincte par nature des autres activités. Paradoxalement, ce n'est donc pas l'artiste qui fait l'art, au point qu'on pourrait être tenté de voir dans ce qui semble se préciser aujourd'hui la fin d'un cycle faisant coïncider, au cœur de l'institution art, l'artiste et le commissaire, le mode de production et le mode de présentation, comme pour concrétiser en une figure ambiguë la nature des conditions qui, pendant pr&egraces de trois siècles, ont permis à l'art d'intégrer à sa définition et à ses fins présumées la signification que l'histoire a attribuée à ce qui s'est produit lorsqu'il s'est constitué en sphère d'activité et de valeurs autonomes.

Jean-Pierre Cometti, La nouvelle aura, Économies de l'art et de la culture, Paris, Questions théoriques, collection Saggio Casino, 2016, p. 156.

[1] Pour dire les choses autrement, l'artiste produit l'objet d'immanence. Il ne produit pas ce qui en excède le champ — ou en tout cas, il n'y joue qu'un rôle dans une pièce à plusieurs personnages qui ressemble un peu à ce que Musil se représentait dans l'image d'un "homme sans qualités et d'un monde de qualités sans homme". Les méditations d'Ulrich sur le génie, dans L'Homme sans qualités, pour ironiques qu'elles soient, n'en sont pas moins instructives. Songeons aux conditions qui doivent être réunis par les performances d'un sportif de haut niveau ou d'un chercheur hors pair. Si le génie se loge dans cette dimension des objets d'art qui excède leurs propriétés d'objet, à qui ou à quoi faut-il le rapporter ?